Axiomatique normative, par Hans-Hermann Hoppe et François Guillaumat

Axiomatique normative
Hans-Hermann Hoppe et François Guillaumat
http://heresie.org/axiomatique_normative.html

I. L’Ecole autrichienne, courant von Mises

(Hans-Hermann Hoppe)

En fait, l’École autrichienne représente la plus ambitieuse de toutes les formes du rationalisme social, elle qui affirme inflexiblement qu’il existe une connaissance a priori, non hypothétique de la réalité dans les sciences sociales, et que ce sont son éthique et sa théorie économique (qui intègrent cette connaissance) qui ont le même statut que la logique et la protophysique comme les fondements absolument indispensables de toute recherche sociale empirique. Bien plus, l’École autrichienne et elle seule a validé cette affirmation en présentant un système descriptif de l’économique et de l’éthique complètement développé, cohérent et complet.

Indirectement, l’affirmation centrale de l’École autrichienne a déjà été prouvée. La réfutation du positivisme qui précède a démontré que, alors qu’on ne peut pas concevoir la connaissance et l’action comme déterminées (c’est-à-dire pouvant être prédits sur la base de variables effectives opérant sur un mode invariant au cours du temps), toute action, en vertu du fait qu’elle entend réaliser un objectif déterminé, présuppose une réalité physique structurée par une causalité déterministe. A l’évidence, cet aperçu représente en lui-même un exemple parfait de la possibilité d’une connaissance non hypothétique de la société : elle énonce à propos de l’action un postulat dont aucun acteur ne pourrait imaginer qu’il soit controuvé, parce qu’il faudrait en fait présupposer qu’il est valide pour seulement tenter de prouver le contraire. L’approche autrichienne se borne en fait à affirmer qu’en réfléchissant, nous avons pu arriver à bien d’autres conclusions, également irréfutables par toute personne agissante, sur ce que le fait d’agir implique et présuppose.

1) La théorie autrichienne a pour points de départ deux axiomes systématiquement liés, tous deux des vérités non hypothétiques.

Le premier est l' »axiome de l’action » :

il énonce le fait que les êtres humains agissent et, plus spécifiquement, que moi, je suis en train d’agir maintenant. On ne peut pas nier que cette proposition est vraie : le faire serait en soi-même une action. On ne peut pas non plus ne pas agir volontairement : ce choix serait en lui-même une action. De sorte que la vérité de cette action est littéralement impossible à défaire.

Le second axiome est l' »a priori de l’argumentation » :

A l’évidence, ce que nous venons maintenant de faire, depuis tout ce temps, – j’écris cette étude, le lecteur la lit – est de nous livrer à l’argumentation. S’il n’y avait pas d’argumentation, il n’y aurait pas de débat quant à la véracité ou la fausseté du relativisme social ou quant au statut de l’éthique ou de l’économique. Il n’y aurait que silence ou bruit sans raison. Ce n’est que par l’argumentation que les idées de véracité ou de fausseté peuvent apparaître. Savoir si quelque chose est vrai, faux ou indéterminé ; ce qui est nécessaire pour le justifier ; si c’est moi, ou quelqu’un d’autre, ou personne qui a raison – il faut que tout cela se décide au cours d’une argumentation et d’un échange de propositions. Cette proposition est également vraie a priori, car elle ne peut pas être niée sans être affirmée par l’acte même de cette dénégation. Il n’est pas possible d’affirmer qu’il ne serait pas possible d’affirmer, et on ne peut pas contester que l’on sache ce que veut dire « prétendre valider une proposition » sans implicitement affirmer à tout le moins que c’est le contraire qui est vrai.

2) La normative autrichienne de la propriété privée

Les deux axiomes sont liés en tant que branches nécessairement entremêlées de connaissance a priori logiquement nécessaire. En effet, l’action est plus fondamentale que l’argumentation, puisque l’argumentation n’est qu’un sous-ensemble de l’action. En revanche, affirmer ce que l’on vient de dire à propos de l’action et de l’argumentation et de leurs relations réciproques nécessite déjà une argumentation, de sorte que, du point de vue épistémologique, il faut considérer l’argumentation comme plus fondamentale que l’action non argumentaire.

L’éthique, ou plus particulièrement la normative autrichienne de la propriété privée, est déduite de l’a priori de l’argumentation ; et c’est de sa nature comme axiome non hypothétique et absolument vrai que cette normative – mais oui – tire son propre statut de science absolument vraie.

L’a priori de l’argumentation étant maintenant établi comme point de départ axiomatique de l’épistémologie, on en déduit d’emblée que tout ce qui doit être présupposé par le fait même d’énoncer des propositions ne peut plus être contesté au moyen de propositions. Cela n’aurait aucun sens de demander que l’on justifie des présuppositions qui sont nécessaires pour que l’énoncé de propositions ayant un sens soit seulement possible. Il faut au contraire les tenir pour définitivement justifiées par quiconque ouvre la bouche pour dire quelque chose. On doit comprendre que tout énoncé spécifique qui contesterait leur validité implique une contradiction performative ou pratique.

En outre, de même qu’il est indéniablement vrai qu’il n’est pas possible d’affirmer qu’il ne serait pas possible d’affirmer, et qu’on doit absolument supposer que quiconque se livre à l’argumentation sait forcément ce que veut dire « prétendre que quelque chose est vrai », il est également vrai que tout argument nécessite une personne qui argumente : un acteur. L’argumentation ne consiste jamais dans des propositions en l’air : c’est toujours en même temps une activité. Comme c’est au cours de l’argumentation que l’on doit formuler les énoncés prétendus vrais et décider de leur éventuelle véracité, et comme l’argumentation, indépendamment de tout ce que l’on peut dire à cette occasion, est aussi une question pratique, il s’ensuit qu’il doit absolument exister des normes dont des consciences différentes peuvent s’accorder pour dire qu’elles ont un sens: celles précisément qui font d’une action une argumentation. Et celles-ci doivent avoir un statut cognitif particulier dans la mesure où elles sont les conditions pratiques préalables de la vérité. Et de fait, personne ne pourrait prêter la moindre validité aux dichotomies si chères au positivistes, entre les jugements de fait (« empiriques ») et les jugements de valeur (« émotifs »), ou entre les propositions de fait (« empiriques ») et les jugements analytiques [« tautologiques, à partir de définitions arbitraires et conventionnelles, » F.G.] à moins de considérer comme valides les normes qui sous-tendent l’argumentation (au cours de laquelle ces distinctions sont faites). Il est tout simplement impossible d’affirmer le contraire, parce que le faire présupposerait en fait leur validité en tant que normes.

Allons plus loin : en tant qu’entreprise nécessairement pratique, tout échange de propositions exige que celui qui les fait possède la maîtrise exclusive de certains moyens rares. Personne ne pourrait jamais avancer quoi que ce soit, et personne ne pourrait jamais se laisser convaincre par aucune proposition, si le droit de faire un usage exclusif de son propre corps n’était pas déjà présupposé. C’est la reconnaissance mutuelle de cette maîtrise exclusive de chacun sur son propre corps qui explique cette caractéristique distincte des échanges de propositions : que même si on n’est pas d’accord avec ce qui vient d’être dit, on peut au moins se mettre d’accord sur le fait qu’on n’est pas d’accord. Et il est également évident que ce droit de propriété sur son propre corps doit être tenu pour justifié a priori. Car quiconque voudrait essayer de justifier quelque norme que ce soit doit déjà présupposer son droit exclusif de maîtriser son propre corps pour seulement dire : « je propose ceci et cela ». Quiconque contesterait un tel droit se retrouverait pris dans une contradiction pratique, puisqu’en argumentant de la sorte il aurait implicitement accepté la norme même qu’il mettait en cause.

Enfin, il serait impossible de se livrer à l’argumentation, si on n’était pas autorisé à s’approprier, en plus de son propre corps, d’autres ressources rares par appropriation initiale, c’est-à-dire en les mettant en valeur avant qu’un autre ne le fasse, ou si de telles ressources n’étaient pas définies en termes physiques, objectifs. En effet, si personne n’avait de droit sur rien, à part son propre corps, alors nous cesserions tous d’exister et la question de la justification des normes – de même que tous les problèmes humains – n’existerait tout simplement pas. Le fait que l’on soit vivant présuppose que soient valides certains droits de propriété sur d’autres objets. Quiconque est vivant ne pourrait pas affirmer le contraire.

Et si une personne ne pouvait pas acquérir ce droit exclusif de disposer de ces biens par l’appropriation initiale, en établissant quelque lien objectif entre une personne et une ressource matérielle particulière avant que personne d’autre ne l’ait fait, si au contraire on supposait que les derniers arrivés avaient le même titre de propriété sur ces biens, alors littéralement personne ne serait jamais autorisé à faire quoi que ce soit avec quoi que ce soit, faute d’avoir obtenu le consentement préalable de tous ceux qui pourront venir après. Ni nous-mêmes ni nos ancêtres, ni notre progéniture ne pourrions survivre. Or, pour que quelqu’un, quel qu’il soit, puisse argumenter, il lui faut bien évidemment être en mesure de survivre. Et pour cela, il est impossible de concevoir les droits de propriété comme définis « hors du temps » et sans précision quant au nombre de personnes concernées. Bien au contraire, il est absolument nécessaire que les droits de propriété soient définis par une action localisée et datée et pour des individus agissants particuliers. Sinon, il serait impossible pour quiconque de dire quoi que ce soit à un moment et à un endroit donné, et pour un autre de répondre. Affirmer que la règle de la première mise en valeur comme norme de propriété pourrait être rejetée, ou qu’elle serait injustifiée implique une contradiction. Affirmer cette proposition implique que l’on existe à un instant donné comme unité de décision physiquement indépendante, et par conséquent le droit de la première mise en valeur comme un principe absolument valide d’acquisition de la propriété.

3) La déduction de la théorie économique de l’axiome de l’action

– Pour sa part, la théorie économique, ou « praxéologie » dans la terminologie de Ludwig von Mises, en même temps que son statut de science sociale non hypothétique et vraie a priori, est déduite de l’axiome de l’action.

– Dans toute action, l’acteur poursuit un but ; et quel que puisse être ce but, le fait que cet acteur le recherche révèle que celui-ci lui attribue une valeur relativement plus grande qu’à tout autre but d’une action qu’il aurait pu envisager au début de cette action.

– Pour réaliser ce but, un acteur doit décider d’intervenir ou de ne pas intervenir (ce qui est une autre manière d’influencer le résultat) au départ pour obtenir un résultat plus tard ; et cette intervention implique l’emploi de moyens limités (au moins ceux du corps de celui qui agit, de l’emplacement qu’il occupe et le temps employé pour l’intervention).

– Il faut aussi que ces moyens aient une valeur pour l’acteur en question – valeur déduite de celle du but – parce que l’acteur doit les considérer comme nécessaires pour effectivement atteindre son but. En outre, les actions ne peuvent être faites que l’une après l’autre, ceci impliquant toujours de faire un choix, c’est-à-dire d’entreprendre l’action qui, à un moment donné, promet le résultat auquel l’acteur donne le plus de valeur et conduit à renoncer aux autres, qui ont moins de valeur.

– En outre, lorsqu’il agit, un acteur ne se borne pas à vouloir substituer une meilleure situation à une autre et à démontrer sa préférence pour celle qui a le plus de valeur ; il considère aussi invariablement à quel moment de l’avenir ses buts seront atteints et démontre une préférence universelle pour des résultats plus immédiats. Comme l’action prend du temps et comme l’homme doit absolument consommer quelque chose à un moment ou à un autre, le temps est toujours rare ; de sorte que les résultats immédiats ou plus rapides ont, et doivent toujours avoir plus de valeur que des résultats futurs ou plus éloignés. Et on n’échangera une valeur actuelle contre une valeur future que si on espère ainsi améliorer son bien-être à venir.

– Plus encore, comme conséquence du fait de devoir choisir et donner la préférence à un but plutôt qu’à un autre, – de ne pas pouvoir réaliser tous ses buts en même temps et d’être soumis à une contrainte du fait de l’attente – toute action implique de subir des coûts, c’est-à-dire de renoncer à la valeur du but auquel on tenait le plus parmi ceux qu’on ne pourra pas réaliser ou dont la réalisation devra être retardée parce que les moyens nécessaires sont occupés à réaliser un autre objectif, qui a encore plus de valeur.

– Et finalement, savoir ce qu’est agir nous apprend qu’au moment de la décider, tout but de l’action doit avoir une valeur perçue plus grande que son coût, de manière à donner un profit : un résultat dont la valeur est placée plus haut que celle des occasions auxquelles on aura renoncé. Cependant, toute action court le risque d’une perte si, rétrospectivement, celui qui avait agi se rend compte que, contrairement à ses attentes, le résultat effectivement obtenu a moins de valeur que l’option abandonnée n’en aurait eue.

Toutes ces catégories que nous savons être au cœur de l’économie – valeur, moyens, choix, préférence, contrainte de l’attente, coût, profit et perte – sont impliqués par l’axiome de l’action. Et tout comme l’axiome lui-même, elles incorporent une connaissance vraie et non hypothétique. Toute tentative pour réfuter cette connaissance serait en elle-même une action, visant un but, nécessitant des moyens, excluant d’autres actions, subissant des coûts, soumettant l’acteur à l’éventualité d’atteindre ou de ne pas atteindre le but désiré, conduisant ainsi à un profit ou à une perte.

A partir de cette connaissance matérielle incontestablement vraie sur le sens de l’action et de ses concepts associés, on peut déduire toutes les propositions vraies de l’économie politique au moyen de la logique formelle. C’est l’alpha et l’oméga de la conception autrichienne de l’économie. Plus précisément, tous les théorèmes économiques vrais impliquent :

– une compréhension du sens de l’action,

-une situation ou un changement de situation, supposés donnés ou identifiés comme donnés et décrits en termes des concepts associés à l’action et

– une déduction logique des conséquences pour un individu agissant – encore une fois en termes de ces concepts – découlant de cette situation ou de ce changement.

La loi de l’utilité marginale [décroissante], par exemple, une des lois les plus fondamentales de l’économie, est déduite de notre connaissance indiscutable du fait que tout acteur préfère ce qui lui donne le plus de satisfaction ; on l’applique à une situation où celui-ci est confronté à un accroissement de la quantité d’un ensemble de produits (une ressource rare) qu’il juge tous capables de lui rendre les mêmes services. De ces prémisses il s’ensuit avec une nécessité logique que cette unité supplémentaire ne peut être employée comme moyen que pour satisfaire un besoin jugé moins urgent que le dernier (moins urgent) auparavant satisfait par la dernière unité du produit.

Combiner la normative impliquée par l’axiome de l’argumentation, avec la théorie économique impliquée par celui de l’action, donne ce qu’on pourrait appeler l' »économie du bien-être » à l’autrichienne :

Dans la mesure où les personnes qui agissent choisissent de se conformer au principe indiscutablement valide de la propriété privée, le bien-être social – défini en termes de Pareto-optimalité – sera invariablement le plus grand possible : l’appropriation originelle de biens sans maître par une personne accroît (au moins ex ante) son utilité ou bien-être, comme le démontre cette action même. En même temps, celle-ci ne fait de tort à personne, puisqu’en se les appropriant elle ne prend rien à qui que ce soit. A l’évidence, les autres aussi auraient pu se les approprier, s’ils les avaient perçus comme rares et donc précieux. Or, ils ne l’ont pas fait, ce qui prouve qu’ils ne leur attribuaient absolument aucune valeur ; ils ne peuvent donc prétendre qu’ils aient perdu quoi que ce soit du fait de cet acte. A partir de ce fondement, toute action utilisant des ressources appropriées de la sorte est également Pareto-optimale au titre de la préférence démontrée, à condition de ne pas interférer sans le consentement des autres avec l’intégrité physique des ressources qu’ils se seront appropriées par la première mise en valeur (ceci impliquant toutes les ressources produites à partir de ces premières appropriations). Et finalement, tout échange volontaire partant de cette base doit aussi être considéré comme un changement Pareto-optimal, parce qu’il ne peut avoir lieu que si les deux parties en bénéficient.

Agir conformément à ces règles conduit toujours, infailliblement, à la plus grande production possible de richesses : car toute déviation par rapport à ces règles implique, par définition, une redistribution de titres de propriété, et par conséquent du revenu, qui confisque aux producteurs-premiers utilisateurs et parties aux contrats, au profit de non producteurs, non premiers utilisateurs ou étrangers aux contrats. De sorte que toute déviation de ce genre aura pour conséquence moins d’appropriation originelle de ressources dont on aura reconnu la rareté, moins de produits nouveaux, moins d’entretien des biens existants et moins de contrats et d’échanges avantageux aux deux parties. Ce qui, à son tour, implique un moindre niveau de vie en termes de biens et services échangeables. En outre, la clause suivant laquelle c’est le premier utilisateur d’un bien qui en acquiert la propriété assure que les efforts productifs seront à tout moment les plus élevés possibles. La clause suivant laquelle c’est l’intégrité matérielle de la propriété et non sa valeur qui est protégée garantit que tout propriétaire orientera toujours ses efforts de manière à lui donner la plus grande valeur possible, c’est-à-dire choisira les changements qui améliorent la valeur de la propriété et évitera ceux qui la compromettent (comme celles qui pourraient résulter de l’action d’autres personnes vis-à-vis de sa propriété). De sorte que toute déviation par rapport à ces règles implique à tout moment de moindres niveaux d’efforts productifs.

La simplicité radicale de cette théorie autrichienne de l’éthique et de l’économique, son caractère même achevé – à titre majeur par von Mises dans l’Action humaine et par Murray Rothbard dans Man, Economy and State et L’Ethique de la liberté – de construction intellectuelle rigoureusement cohérente en éthique et en économie politique explique pourquoi, si on a pu mettre sous le boisseau le rationalisme social de l’École autrichienne durant les années fastes du positivisme, on n’a jamais pu l’écraser ni l’éradiquer. Sa véracité est trop évidente pour être toujours méprisée par les gens de bon sens et de curiosité intellectuelle. Car n’est-il pas naturel que chacun possède son propre corps de même que l’ensemble des biens rares qu’il met en valeur à l’aide de son corps avant que quiconque d’autre ne le fasse? N’est-il pas évident que chaque possesseur doit avoir le droit d’utiliser ces biens comme il l’entend aussi longtemps que cela n’implique pas d’atteindre sans y être invité l’intégrité physique de la propriété d’autrui ? N’est-il pas évident que, une fois qu’un objet résulte d’une première mise en valeur, ou a été produit à partir de biens ainsi appropriés, sa possession ne saurait être acquise que par le transfert volontaire et contractuel d’un titre de propriété de l’ancien au nouveau possesseur ? Et n’est-il pas intuitivement évident que si ces règles sont suivies, et dans cette mesure même, la plus grande production possible de richesse et de bien-être social s’ensuivra?

Et pourtant, cette théorie évidemment vraie a les implications pratiques les plus radicales en politique. Elle réfute comme moralement injustifiables et économiquement destructrices des actes tels que l’impôt, la redistribution législative des droits de propriété privée, la création de monnaie fictive par privilège d’État, et finalement, l’institution même de l’État… et elle exige à la place une société de pure propriété privée, une anarchie de possesseurs de propriété, exclusivement réglée par un droit de la propriété privée. En vertu de quoi, l’École autrichienne se trouve en complète opposition avec tout exercice du pouvoir d’État. La reconnaissant comme leur ennemie naturelle et intellectuellement la plus dangereuse, les gens du pouvoir ont fait tout leur possible pour oblitérer sa mémoire et substituer l’idolâtrie de l’État à l’éthique et à l’économie politique. Comme l’écrit Mises :

« Les despotes et les majorités démocratiques sont ivres du pouvoir d’État. Ils doivent admettre avec réticence qu’ils sont soumis aux lois de la nature. Mais ils rejettent la notion même de loi économique. Ne sont-ils pas, eux, le législateur suprême ? […] il est impossible de comprendre l’histoire de la pensée économique si on ne prête pas attention au fait que l’économie politique en tant que telle est une mise en cause pour les gens au pouvoir. L’économiste ne peut jamais être le favori des autocrates ou des démagogues. Pour eux il est toujours le trouble-fête, et plus ils sont intimement persuadés de la justesse de ses objections et plus ils le haïssent.

Dans la situation actuelle de c de légitimité de l’État, d’effondrement du socialisme dans le bloc de l’Est et la stagnation persistante des Etats-providence occidentaux, le rationalisme autrichien a autant sinon plus de chances que jamais de remplir le vide philosophique laissé par le retrait du positivisme et de devenir le paradigme de l’avenir. Aujourd’hui comme hier, il faut un certain courage moral aussi bien que de l’intégrité intellectuelle pour affirmer la théorie sociale autrichienne – les bataillons socialistes d’en face représentent toujours une majorité formidable et contrôlent une part bien plus considérable des ressources. Maintenant, avec cet effondrement total du socialisme et du concept de propriété sociale qui sautent aux yeux de tous, la théorie autrichienne opposée de la propriété privée, des marchés libres et du laissez-faire ne peut que gagner en séduction et faire des adhérents. Par conséquent, les Autrichiens ont des raisons de croire que le moment est venu où ils pourront opérer un changement fondamental dans l’opinion publique, arrachant l’éthique et l’économique des mains des positivistes et des ingénieurs sociaux et rétablissant la reconnaissance par le public des droits de propriété privée et des marchés libres comme principes ultimes, absolus, de l’éthique sociale et de l’économie politique.

I. Le droit naturel

(François Guillaumat)

Cette démonstration montre qu’à eux seuls, les présupposés a priori de l’action humaine, lois praxéologiques a priori qui s’imposent à la normative politique sont extrêmement contraignants, et constituent déjà en eux-mêmes une normative concrète absolument vraie a priori :

– le fait que celle-ci est contrainte de décrire des relations concrètes et datées entre des personnes singulières et des objets particuliers. Comme le dit Hoppe à la p. 247 de The Economics and Ethics of Privete Property : « toute philosophie politique qui n’est pas construite comme une théorie des droits de propriété passe complètement à côté de son but et doit par conséquent être rejetée d’emblée comme un verbiage dépourvu de sens pour une théorie de l’action ». Car un jugement normatif doit toujours porter sur des actes. Juger des résultats, comme prétendent le faire nombre d’argumentaires sur une prétendue « justice sociale », implique forcément de juger tous les actes concrets qui ont conduit à ces résultats. Et comme il n’existe aucune régularité dans l’action humaine, il s’ensuit qu’il est logiquement impossible de définir a priori des actes qui conduiraient à l’une quelconque de ces prétendues « normes » de résultat. Cf. Hayek : Le Mirage de la justice sociale, Paris, PUF, 1982. Bien entendu, si l’a priori de l’action interdit toute définition d’une quelconque « justice sociale », il ne peut pas empêcher de soi-disant « philosophes politiques » d’ignorer les contraintes qu’il implique sur le raisonnement normatif, de même que de croire à celle-ci en dépit de toute rationalité.

– Le fait que la survie de tout être agissant implique forcément que celui-ci se soit livré au moins une fois à une appropriation par première mise en valeur (ne serait-ce qu’en respirant pour son propre compte de l’air gratuit),

– le fait que ce principe d’appropriation naturelle est universellement applicable et exclusif de tout autre,tout cela suffit à démontrer qu’il n’y a qu’un seul système de justice intellectuellement cohérent, celui que décrit Murray Rothbard dans L’éthique de la liberté. On pourrait donc penser que l’a priori de l’argumentation est redondant par rapport à celui de l’action comme fondement de la normative politique.

Néanmoins cet a priori de l’argumentation soumet celui qui accepte de participer à une discussion rationnelle à d’autres contraintes très fortes et qui constituent en elles-mêmes des normes universellement valides a priori, complétant les éléments de normative rationnelle déjà fournis par l’a priori de l’action :

– La contrainte de cohérence logique (principe de non-contradiction), qui présuppose que quiconque participe à une discussion rationnelle accepte de prendre en compte les principes impliqués par toute action envisagée (rejet du pragmatisme). Sans cohérence logique, par exemple, on ne pourrait pas déduire que le principe de la première mise en valeur est le seul valide du fait que celui-ci est nécessairement acceptable, universellement applicable et exclusif de tout autre.

– Le principe de la propriété de soi, nécessairement admis au moins pour la durée de la discussion.

L’a priori de l’argumentation permet donc de transformer la conclusion : « il n’existe de philosophie politique cohérente et compatible avec la survie de l’humanité que dans une application universelle du droit de la première mise en valeur », en cette autre conclusion : « quiconque accepte de participer à une discussion civilisée accepte implicitement une philosophie politique fondée sur l’application universelle et par conséquent exclusive du droit de la première mise en valeur. »

Que l’a priori de l’argumentation et de l’action conduisent à certaines normes absolument et universellement vraies établit donc un a priori du droit naturel : une normative absolument et universellement vraie a priori, qui ne constitue qu’une contrainte limitative sur les choix de l’action, mais se trouve définir complètement la philosophie politique.

On peut parler à juste titre de droit naturel, dans la mesure où l’on tient que la connaissance vraie a priori exprime des lois de la nature. Ces démonstrations se trouvent d’ailleurs dans la droite ligne de la tradition du Droit naturel (quelles qu’en aient pu être les diverses conclusions au cours de l’histoire de la pensée). Ceux à qui le positivisme a appris à se méfier de l’expression peuvent comprendre que celle-ci désigne seulement toute réflexion normative qui accepte de tenir compte des lois de la nature. Et pour qui admet de définir la Raison comme l' »art de l’identification non contradictoire » (Ayn Rand) de ce qui est, elle est simplement synonyme de discussion rationnelle sur les normes. Hayek, qui le rejetait explicitement sous ce nom, ne faisait donc absolument rien d’autre que du « droit naturel » dans ses ouvrages de philosophie politique ostensiblement soumis aux règles de la discussion rationnelle. Il était donc pris, ce faisant, dans une contradiction pratique (ou « performative »). [F. G.].

À propos gidmoz
libertarien, ingénieur

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